De la lamentation à la transe

La première fois
que j’ai vu un rituel de mort,
c’était aux funérailles de ma mère
en Algérie.


Comme la plupart des immigrés ou leurs enfants,
j’avais reçu un lointain appel
qui m’avait annoncé la nouvelle de sa mort.
8 heures plus tard,
j’étais dans sa maison,
où je ne connaissais personne.


Et comme je n’avais rien à dire à tous ces inconnus,
ni rien à faire,
je me suis assise à la fenêtre de sa chambre
qui donne sur le patio,
et j’ai contemplé cet étrange ballet hypnotique
qui a duré 7 jours.


Il y avait quelque chose de troublant à observer
les moments calmes où toutes les femmes
s’attelaient à la tâche de préparer un repas
pour une centaine de personnes ;
et ceux où chaque arrivante provoquait
par ses larmes et ses cris,
celles de toutes les femmes
dans un concert de lamentations,
immédiat, virulent et partagé par toutes.
Se griffant au visage,
se battant la poitrine,
pleurant de vraies larmes,
jusqu’à aller decrescendo
à la reprise des tâches ordinaires
sans plus aucune tristesse,
ni chagrin…


Jusqu’à la nouvelle arrivante.


Je pensais que ma mère
devait être une femme très aimée
pour provoquer une telle douleur.


J’ai compris bien plus tard,
que dans ces sociétés traditionnelles
où tout le monde reste sur son quant à soi,
chacune revivait son propre deuil d’un être proche.
C’était le moment de le faire, ni avant, ni après,
car dans ces communautés
nous n’avons pas le droit de nous lamenter,
seulement celui de remercier Dieu de ses bienfaits.
Et donc c’était fait sans réserve.


Vu de l’extérieur,
cela semblait être
une mise en scène de tragédie antique,
avec son cortège de postures dramatiques.


Je me souvenais de ma mère
avec sa grandiloquence méditerranéenne
qui se frappait la poitrine à la moindre contrariété,
ou que je surprenais, pleurant une douce mélopée méditative.

C’est sans doute de cette étrange beauté des corps
s’exprimant dans la douleur extrême
qu’est venu mon désir de devenir chorégraphe,
d’aller vers cet autre langage où le corps disait tout.


Depuis l’âge de 17 ans,
je n’ai eu de cesse d’essayer de comprendre la culture de mes parents
qui m’était étrangère
(je suis née dans un quartier ouvrier des faubourgs de Paris),
mais de qui pourtant j’avais reçu le pesant
et douloureux héritage collectif.
Cette compréhension je l’ai fait comme une quête
qui s’est cristallisée sur la contemplation d’abord,
puis l’apprentissage des danses traditionnelles.

En deux voyages par an.
Un en Algérie,
et un autre dans un autre pays d’Afrique du Nord.
J’ai parcouru les médinas,
les déserts,
les bords de mer,
les hauts plateaux
Au Maroc,
en Tunisie, en l’ Algérie, en Egypte, en Mauritanie
et aussi dans les zones frontalières subsahariennes.

C’est au cours d’une Lila Derdeba
(rituel de guérison Gnaoua)
que j’ai fait ma première expérience de transe.
Cela est difficile à expliquer,
mais malgré les images récurrentes
des peuples du monde arabe
qui semblerait passer leur temps à danser,
cela ne se passe pas sans certains codes non dits
et très stricts qui seraient de l’ordre de ne pas s’exhiber.
Mais moi je ne pouvais pas m’empêcher de danser !
De la tombée de la nuit à l’aube,
le temps entier du rituel,
je n’ai pas cessé.
Portée par les rythmes puissants,
je ne ressentais aucune fatigue,
impatiente de reprendre pendant les temps de pause.


Le lendemain matin,
les personnes qui m’avaient invitée
m’ont gentiment montré des images de la soirée
où j’avais l’air d’une de ces possédées
que l’on voit dans les documentaires ethnographiques.
Mais moi, je savais que je n’étais pas « partie en transe ».
Je n’avais pas, selon les savants,
été plongée dans un état modifié de conscience.
Pour moi, j’avais dansé et c’est tout !
Où plutôt j’avais « été dansée »
par cette terre qui me reconnaissait comme sienne,
par ces rythmes qui étaient ceux là même de mon propre cœur.


Une sorte de Méta-transe que l’on nomme le Hâl,
ou « état de présence divine », en langue arabe.


C’est cela qui a été la base
d’un parcours initiatique
qui me permettrait, par le corps,
de questionner mon histoire
falsifiée entre orientalisme et histoire coloniale.


J'allais vers les rituels de possession parceque je savais que j’étais bien possédée.
A la différence que je ne l'étais pas par un djin venu des limbes, mais par ma colère et un profond sentiment d’injustice.


Dès lors j’ai travaillé dans ce fil rouge.
Sur cette ligne où se mêlent
les rituels traditionnels de ma culture d’origine
et ce que je suis moi ici,
sur cette terre de France.

Cette terre où je suis née.


La clé de voûte de cette longue recherche a eu lieu au Sahara.
Dans un mariage, en voyant une femme touareg de Tombouctou
qui dansait.
Assise en tailleur,
dans un mouvement qui partait de la poitrine
et se propageait en pulsation jusqu’au bout de ces doigts fuselés,
qui envoyaient de mystérieux messages aux constellation..
Dans son corps il y avait le désert tout entier :
la rareté de l’eau,
la beauté du ciel,
les parfums,
la consolation,
la tendresse,
les cousins,
le désir… aussi.
Cette danse était en un instant,
la représentation parfaite,
absolue et sublimée,
de ce qu’était cette femme.
De son histoire et du lieu où elle vivait.


C’est en la voyant danser que j’ai décidé de venir vivre là
car je voulais apprendre à danser comme elle.


Non pas sa danse, mais de cette manière.
Profonde, puissante, subtile,
d’un être parfaitement en osmose avec son environnement
et son être intime.
Peut-être que je découvrais alors
ce qu’on pourrait désigner comme « le corps sacré ».
Un corps puissamment ancré.
Un corps mémoire.
Un corps/espace dans lequel je pourrais vivre,
et un peu transcender une histoire difficile
et d’une certaine façon irréparable.


J’ai voulu approfondir cette notion de « corps dansé ».
D’abord pour moi même en tant que danseuse et chorégraphe.
Avec l’aide de Cinzia Menga,
une danseuse et coach artistique
j'ai cherché à créer ma propre écriture chorégraphique.
Chaque spectacle étant une étape
vers le chemin de la conscience et de la guérison.
Puis, dans le cadre d’une transmission
artistique où les participant-e-s pourraient expérimenter et explorer leur hâl,
leur présence divine.


Dans un corps repensé à partir de sa nature même.
Reconnecté aux liens profonds qu’il a avec les éléments telluriques
(l’ancrage à la terre)
et les éléments cosmiques
(entre autre, la relation aux points cardinaux)
dans un mouvement fluide et sensible.


En proposant un espace d’expérimentation et d’exploration
où tout le monde, sans restriction de niveau,
avec ou sans connaissances corporelles,
peut retrouver le lien - coupé où actif -
avec les rituels qui sont profondément inscrits
dans notre mémoire collective.
Dans un autre langage.
Celui qui va, au delà de notre être social,
dans un ailleurs universel.
Une forme de silence habité,
expressif et partagé dans une transe poétique.
Un autre espace,
où chacun et chacune d’entre nous,
en exprimant la partie de soi la plus profonde,
peut trouver un peu de lumière.

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