A quoi sert l'Art ? Lettre à Monsieur Peter Brook

A QUOI SERT L’ART ?
[LETTRE A MONSIEUR PETER BROOK, Metteur en scène]


A 20 ans, j’ai vu votre Carmen alors que j’étais incarcérée à la prison de Fleury Mérogis.


C'était Noël, et je dois vous dire que quand les détenues ont appris que nous aurions un Opéra, alors que du côté des hommes ce serait Johnny Hallyday, toutes les femmes ont décidé de boycotter la soirée.


Et puis, évidemment, puisque n’importe quoi pour échapper, nous nous sommes toutes traînées vers cette fameuse salle que l’on trouve dans la plupart des bâtiments administratifs. Un grand carré gris haut de plafond composé de 2 blocs de sièges orange collés ensemble, séparés par une travée centrale. Et en guise de scène une haute estrade en longueur.


La fête, hein.


Et puis les comédiens et les comédiennes sont arrivé-es, dans leur costume, sans apprêts ni maquillage, cassant les règles d’un théâtre frontal, ils circulaient autour de nous et au milieu de nous, jetant leurs chants comme des épées qui traversaient le ciel.


Et Carmen c’était nous, et les femmes de la fabrique c’était nous.


Et le plus extraordinaire de cette histoire, c’est que pendant les 3 semaines qui ont suivi, tout le monde - matonnes comme détenues - s’exprimait à la manière d’une comédie musicale, en chantant les choses les plus ordinaires sur la musique de Bizet.
Et c’est comme ça, et pour toujours, que j’ai compris à quoi sert l’art.


25 ans plus tard - il m’a fallu ce temps là pour régler définitivement la question de la reconnaissance sociale où il suffit de bien comprendre la faille chez l’autre et d’en profiter -, j’ai tout quitté pour entamer un travail de recherche artistique qui s’est cristallisé sur la danse.


Pourquoi la danse. Parce que le corps ne ment pas.


Ainsi j’ai travaillé sur mes ruines. Interrogeant sans fin mon corps comme mémoire. Mémoire meurtrie par l'injustice coloniale. Mémoire d’une femme contrainte par les traditions. Enfin Mémoire d’un savoir ancestral.


Peu à peu le paysage culturel a changé, pour définitivement se figer avec la crise de 2008. Plus de possibilités de financement hors de la danse contemporaine. Je veux dire celle qui s’inscrit dans une ligne approuvée par la politique culturelle. Si je ne voulais plus rester dans le cadre danseuse « arabo-berbère » et danses d’Afrique du Nord, je n’avais plus aucune chance ni de soutien, ni de programmation.


Et donc, ce que vivent les gens du spectacle aujourd’hui, cela fait 10 ans que je le vis.
 
J’ai eu de la chance, en fait.


De cet isolement
J'ai pu observer de ma grotte, comment le divertissement a pris de la place. Toute la place.


Comment portée par je ne sais quelle grâce - ou condamnation - j'ai continué, continué à créer. À chercher. Elaborant ma propre technique : la danse El hâl (ce qui pourrait vouloir dire "Être Là").


Comment peu à peu, les gens sont venus et ont partagé avec moi cette tradition du futur.


Et aujourd’hui, dans ce temps de pandémie où la souffrance, l’isolement, la peur s’installent. Et où nous avons tant besoin de réparation.
Je sais que l’art sauve le monde.


Merci Cher Monsieur Peter Brook.


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Commentaires: 2
  • #1

    Isabelle Bayol (jeudi, 08 avril 2021 08:28)

    La danse c’est une philosophie de la vie et la danse c’est la vie.
    Très jolie témoignage. Bravo, je vous souhaite un bon voyage à travers la danse � ! Quand on est passionné par cet art il vous accompagne à chaque instant de votre vie ! Bonne continuation !

  • #2

    Nadia Ziri (samedi, 10 avril 2021 13:44)

    oui, comme me l'a dit mon garçon ,à l'époque âgé de 10/12 ans, "le Créa, c'est la vie"...puis se reprenant "La vie, c'est le Créa"..le Créa, un lieu de bonheur pour les enfants d'Aulnay et d'ailleurs, sous l'égide de Didier Grosjman, on y chante en priorité, mais on y danse aussi, on y théâtralise, on y "embrasse" qui on veut..hihihi.Entouré de metteur en scène, danseurs, danseuses, scénographes, comédiens, musiciens.......tout au masculin, féminin, pluriels... des gens quoi, qui oeuvrent pour apporter de l'art aux enfants, avec toutes les exigences et le sérieux nécessaire à la création.... que du bonheur, la joie, la vie...
    De mon côté, institutrice en maternelle, j'ai oeuvré, moi aussi, pendant 30 ans, à cet apport de l'art sous toutes ses formes, auprès d'enfants du 20 arr de Paris, classes classées ZEP.......L'art c'est la vie...euh, la vie, c'est l'art.....